Alors que les individus philosophes continuent de produire et de défendre une gamme de conceptions métaphysiques aussi étendue qu’elle l’a toujours été, deux visions sont aujourd’hui devenues dominantes en philosophie Française et Américaine; ce sont les visions du matérialisme et du relativisme. Même si peu de philosophes américains se qualifient de matérialistes, et si je ne connais pas de philosophes français qui se disent relativistes, les termes « physicalisme » et « naturalisme » sont maintenant synonymes de matérialisme en philosophie analytique, pendant que l’essor des visions déconstructionnistes est souvent clairement relativiste, quand il n’est pas purement nihiliste. J’ai argué depuis quelques années que ces deux styles de pensée sont trop simplistes pour être d’une aide quelconque à la réflection philosophique.

J’ai déjà indiqué certaines des raisons de mon insatisfaction quant au matérialisme en tant qu’idéologie. Le philosophe matérialiste pense que les théories scientifiques actuelles contiennent déjà les grandes lignes d’une solution aux problèmes philosophiques concernant la nature de l’esprit et de l’intentionnalité; j’ai argué qu’il n’y a pas de raison de croire que c’est le cas. Cependant, mon but ici n’est pas de polémiquer contre le matérialisme et le relativisme, mais de voir ce que nous pouvons apprendre des échecs de ces larges points de vue. Il y a, heureusement, beaucoup de philosophes qui rejettent à la fois le relativisme et le matérialisme sémantique, c’est-à-dire qu’ils rejettent l’idée que le sémantique peut être réduite à la physique, ou même aux concepts des « sciences spéciales » qui n’utilisent pas explicitement des notions intentionnelles; mais je perçois souvent, particulièrement parmi les étudiants, que l’abandon de ces programmes totalitaires pourrait signifier la « fin de la philosophie ». En effet, Richard Rorty a très fermement soutenu l’idée que la philosophie touche, dans un certain sens, à sa fin, et que nous devons nous préparer à une ère post-philosophique. Je ne pense pas du tout que ça soit la juste morale à tirer de la situation présente, mais avant que nous puissions voir ce que cette juste morale est, nous devons étudier plus en détail en quoi le matérialisme et le relativisme sont dans le faux.

La peur chomskyenne de la « relativité de l’intérêt »

Je commence par contraster l’attitude de Jerry Fodor envers les concepts qu’il voit comme primitifs — la causalité et le contrefactuel conditionnel — et la mienne que j’ai esquissé dans le précédent chapitre. À mon sens, les expressions contrefactuelles conditionnelles et causales présupposent ce que j’appelle « le point de vue de la raison ».

Ce que j’entends par là est que, par exemple, lorsque nous évaluons un contrefactuel conditionnel (à moins que le contrefactuel conditionnel soit ce que j’ai appelé un contrefactuel conditionnel « strict ») nous ne considérons pas toutes les situations physiquement possibles dans lequel l’antécédent est vrai; typiquement, nous savons qu’il y a d’autres situations physiquement possibles dans lesquelles l’antécédent est vrai et le conséquent faux, et pourtant bien souvent nous acceptons le contrefactuel conditionnel comme vrai quoi qu’il en soit. Si ma femme et moi nous attablons pour petit-déjeuner, et que nous découvrons que j’ai oublié d’allumer le gaz, et donc qu’il n’y a pas d’eau bouillante pour le café, ma femme pourrait dire, « si tu n’avais pas été si distrait, et avais tourné la vanne, nous aurions maintenant de l’eau chaude pour le café ». Je peux penser à diverses possibilités physiques étranges telles que si elles avaient été le cas, alors j’aurais pu tourner la vanne de gaz et l’eau n’aurait tout de même pas chauffé. Mais mentionner l’une quelconque de ces possibilités à ma femme, en ce moment précis, n’en sera pas une stratégie très efficace. Pour autant que Ruth Anna sache — et elle utilise le contrefactuel conditionnel de façon parfaitement correcte —, son contrefactuel est vrai. Et ce qui la justifie de le qualifier de vrai est sa connaissance des régularités connectant l’allumage du gaz et l’ébullition de l’eau que l’on place dessus, et sa connaissance que ces régularités justifient pleinement qu’elle s’attende à ce que l’eau soit chaude, à condition que j’ai allumé le gaz. Notez que les éventualités physiques étranges auxquelles je pourrais penser ne falsifient pas son contrefactuel.

Ça n’est pas pour dire que le contrefactuel conditionnel de Ruth Anna ne peut pas être annulé. S’il était advenu qu’il y avait une interruption de la pression de gaz, inconnue de nous deux, et que la cuisinière ne serait pas restée allumée même si j’avais tourné la vanne, alors son contrefactuel conditionnel est défait. Quelqu’un pourrait proposer que ce qui exclut la pertinence de ces éventualités physiques étranges que j’ai mentionnées est qu’elles sont improbables. Mais si j’avais allumé la vanne de gaz, alors la situation résultante aurait été différente de la situation véritable d’innombrables façons (des molécules se trouveraient dans d’autres endroits, des chaînes entières de causalité auraient été mise en branle et ne l’ont pas été dans le monde réel, et ainsi de suite), et cette situation aurait certainement eu une foule d’attributs improbables, puisque chaque situation physique réelle a toujours des attributs hautement improbables. Ça n’est donc pas la probabilité en tant que telle, mais la probabilité sous des angles pertinents qui compte, et cela soulève encore une fois ce que j’appelle le point de vue de la raison.

Pour rendre ce qui est en jeu plus clair, supposons que la personne qui émette le contrefactuel ne soit pas Ruth Anna mais quelqu’un qui ne connaisse rien à la physique, et que moi qui l’écoute soit expert en physique. Même dans pareil cas, je ne tient pas comme falsifiant automatiquement l’assertion le fait que je connaisse des situations physiques que mon interlocuteur ne peut même pas imaginer, dans lesquelles j’aurais tourné la vanne de gaz et l’eau n’aurait pas bouilli. Je m’engage plutôt dans ce genre de pensée : d’un côté, je me met à la place de l’émetteur, et je m’imagine émettant le même contrefactuel dans la même situation et les mêmes conséquences pratiques. D’un autre côté, en évaluant le contrefactuel émis (et que je m’imagine émettre de ma situation d’émetteur fictif), si je la considère comme pertinente, je tient compte de mes propres connaissances scientifiques, de même que les raisons et intentions de l’émetteur pour émettre le contrefactuel. J’essaie de décider — évidemment, dans bien dans cas, la décision est quasi-automatique, ou la question n’est pas même soulevée — s’il y a des situations possibles auxquelles je pense qui falsifient réellement le contrefactuel de l’émetteur. En particulier, si des situations possibles me viennent à l’esprit dans lesquelles l’antécédent du contrefactuel serait vrai et le conséquent faux, alors j’essaie de décider si ces situations — situations qui falsifient le contrefactuel lorsqu’elles sont pertinentes — n’ont ou pas ce genre de pertinence. Les sémanticiens des mondes-possibles décriraient cela en disant que j’essaye de décider si certains mondes possibles sont plus proches du monde réel que d’autres.

S’il y a une critique à faire au langage utilisé par les sémanticiens des mondes-possibles, celui de mondes « plus proches » ou « plus loin » du monde réel, c’est bien que ce langage masque ce qui doit être soulevé, que ce qui est réellement jugé n’est pas la distance entre objets dans un hyper-espace mais la pertinence de situations hypothétiques, et la pertinence de situations dans un jugement est essentiellement un problème normatif. L’utilisation d’un langage de « proximité » transforme un jugement normatif, s’il est raisonnable de voir quelque chose comme pertinent, en une description d’un fait neutre, dépourvu de valeur.1

J’ai exposé mes points de vue sur les contrefactuels et la causalité dans plusieurs publications. Pourtant, un philosophe célèbre m’a demandé récemment si j’étais un « nihiliste causal ». Qu’est-ce qu’il se passe ici ?

Voilà ce qu’il me semble qu’il se produit : lorsque je dis que la vérité d’un jugement de la forme A cause B dépend du contexte et des intérêts des juges (par exemple, ce que les interlocuteurs veulent savoir dans un contexte particulier), alors certains en concluent directement que je dois vouloir dire que de tels jugements sont entièrement subjectifs, ou, peut-être, qu’ils sont entièrement arbitraires. Ça n’est pas seulement une conjecture de ma part. Noam Chomsky a réagit de la façon suivante à mon idée de relativité d’intérêt des expressions de la forme A explique B: « Par là [Putnam] soutient comme une thèse métaphysique substantielle que la correction en linguistique (et en psychologie) est ce qui explique au mieux les données disponibles en ce moment sur le comportement de celui qui parle, sachant certains intérêts actuels; ce qui est vrai aujourd’hui sera faux demain, et ce qui est correct dépend de nos intérêts et buts actuels. » D’emblée, que ce qui est correct aujourd’hui sera faux demain ne fait partie de rien de ce que j’ai pu soutenir; pourtant pour Chomsky cela semble découler de visions comme celles que j’ai défendues dans le chapitre précédent.

Si je ne m’abuse, les principaux prémisses cachés de Chomsky sont deux : (1) que nous sommes libres de choisir nos intérêts à volonté; et (2) que les intérêts ne sont pas eux-mêmes sujets à la critique normative. Ou peut-être que la prémisse est que ce qui est normatif est en lui-même arbitraire et subjectif ? (Ça ne me semble pas être probable dans le cas de Chomsky, bien que ce soit, je crois, l’arrière-pensée de certains autres de mes critiques.)

Prenons l’exemple médical que j’ai utilisé plus tôt. Dans un contexte je dirais que l’attaque cardiaque de John était causée par son refus d’obéir aux ordres des docteurs; il continuait de manger de la nourriture riche en cholestérol et rechignait à s’exercer. Pourtant dans un contexte différent, je dirais que l’attaque cardiaque de John a été causée par une tension artérielle élevée. En supposant qu’à la fois la tension et le refus d’obéir aux ordres des docteurs étaient d’importants facteurs contribuant, et que j’en étais conscient dans les deux situations, je ne verrais certainement pas mon assertion dans le second contexte comme contredisant celle du premier. Si quelqu’un me disait « mais hier vous disiez que la cause était le refus d’obéir aux ordres des docteurs », je pourrais bien répondre « oui, mais la question d’alors était ce que John aurait pu faire pour éviter l’attaque cardiaque, celle d’aujourd’hui est ce qui le prédisposait physiologiquement à cette attaque ». A a causé B et A’ a causé B peuvent sembler incompatibles, mais ne le sont pas dans un tel cas.

Je veux répéter à nouveau les deux points qui me semblent importants : (1) Nous ne pouvons simplement choisir quels intérêts nous avons. La langue que l’on parle reflète qui l’on est et ce qu’on est, et en particulier les intérêts que nous avons. Puisque nous connaissons le genre d’intérêts que les gens ont, nous sommes capables de reconnaître ce qui ressemble à des expressions contradictoires et de les comprendre d’une façon qui n’est pas contradictoire. En cas de confusion, nous pouvons facilement reformuler ces expressions; par exemple, on peut dire que « même sachant sa tension élevée, John n’aurait pas eut cette crise cardiaque s’il avait obéit aux docteurs » et « même avec sa mauvaise alimentation et son manque d’exercice, John n’aurait pas eut cette crise cardiaque s’il n’avait pas de tension. » (2) Il arrive parfois que la pertinence d’un intérêt donné soit discutable. Si un Marxiste dit que la cause de la crise cardiaque de John était le système capitaliste, nous risquons de nous moquer — à moins bien sûr que le Marxiste réussisse à nous convaincre. Qu’un intérêt soit pertinent ou non est une chose dont on peut en soi débattre. Dire qu’une notion est relative à des intérêts n’est pas dire que tous les intérêts sont également raisonnables.

Mais qu’est-ce qui fait que certains intérêts soient plus raisonnables que d’autres ? La réponse est que la raisonnabilité dépend de choses différentes dans des contextes différents. Il n’y a pas de réponse générale. La ligne de partage est ici entre les philosophes qui, inconsciemment ou consciemment, supposent que les notions normatives sont subjectives, et de là toutes choses qu’elles touchent doivent l’être aussi et les philosophes qui ne commencent pas par cette supposition. Posez que les notions normatives sont non-cognitives; dès lors, bien sûr, tout ce qui rend compte de l’explication, de la causalité, et du conditionnel contrefactuel qui impliquent des éléments normatifs seront perçus comme faisant de toutes ces formes de discours des formes non-cognitives.

Fodor est d’accord avec moi pour dire que ces formes de discours ont des valeurs cognitives, mais pour de toutes autres raisons. Fodor répond à ceux qui nous nieraient le droit d’utiliser des contrefactuels ou des clauses ceteris paribus en disant qu’après tout, nous les utilisons en géologie (et d’autres « sciences spéciales »). Quel est alors la signification du fait que nous les utilisions en géologie par opposition au fait que nous les utilisions chaque jour de notre vie, dans la cuisine pour le cas présent ? La réponse est évidente : la géologie est une « science ». Et les véritables sciences, comme Fodor le suppose, nous indiquent ce que nous devons supposer comme étant là, indépendamment de l’esprit. Pourtant les sciences comme la géologie ne prétendent pas se confiner aux « qualités primaires » des métaphysiques réalistes. Les textes de biologie constituent de bons exemples de façons dont nous utilisons le langage dans certains types d’explication ; ils ne sont pas, et ne prétendent pas l’être, un inventaire de « l’équipement de l’univers », et seul un cas de scientisme aiguë conduit un philosophe à les confondre avec un tel inventaire.

Relativisme

Richard Rorty a été ces dernières années l’un des plus importants interprètes de la philosophie continentale pour le public américain. Tout comme les philosophes continentaux qu’il interprète, Rorty rejette l’étiquette « relativiste ». Mais quasiment tous ses lecteurs l’ont classé comme une sorte de relativiste, et il n’est pas difficile de comprendre pourquoi, particulièrement dans sa Philosophie et le miroir de la nature. Bien que Rorty se soit plus tard repenti de cette formulation, il y identifiait la vérité, du moins la vérité en ce qu’il appelait le discours « normal », avec l’accord des pairs culturels (« l’objectivité est accord »). Je dirai plus tard comment Rorty échappe, ou croit échapper, à l’accusation de relativisme. Mais il est naturel, lorsque l’on rencontre cette formulation pour la première fois, de la prendre dans un esprit relativiste. Appréhendée de cette façon, elle dit que la vérité dans un langage — tout langage — est déterminée par ce que la majorité de ceux qui le parle en disent.

À ce moment, il nous faut prendre en compte la distinction de Rorty entre le discours normal et le discours herméneutique. Dans Philosophy an the Mirror of Nature, l’idée était que l’essentiel du discours est gouverné par les standards sur lesquels ceux qui parlent une langue sont d’accord. Dans ce livre (tout comme dans son récent Contingency, Irony, Solidarity) ces standards sont comparés à un algorithme, c’est-à-dire, à une procédure décisionnelle du genre de ceux des ordinateurs. Ça ne sera pas là la seule fois où nous verrons Rorty — en dépit de sa rupture déclarée avec la philosophie analytique — employer des appareils très similaires à ceux employés par les philosophes analytiques. Le recours à une notion d’algorithme pour expliquer en quoi certaines choses sont vraies et d’autres fausses dans la langue d’une communauté, même si elle est vue comme une métaphore, en est un bon exemple.

L’image de Rorty est que dans des circonstances normales, les anglophones ne sont pas en désaccord sur des questions telles que « Y a-t-il suffisamment de chaises pour tout le monde ce soir ? ». La proposition qu’il y a suffisamment de chaises est, si elle est vraie, une vérité pour un « discours normal », et sa vérité est certifiée par les procédures sur lesquelles les membres de cette communauté sont d’accords. Si l’accord sur un point ne peut être atteint parce que les membres de la communauté font allégeance à des paradigmes incommensurables, le discours est « herméneutique ». Le mieux que l’on puisse faire est d’essayer de comprendre l’autre dans une telle dispute pour maintenir la conversation, selon Rorty. Les propositions d’un discours herméneutique ne sont vraies qu’au sens honorifiques; chacun des partis de la dispute qualifie ses propositions de vraies, mais ça n’est là que rhétorique conçue pour persuader l’autre parti de changer ses allégeances.

Bien que Philosophy and the Mirror of Nature contienne de brillantes critiques du genre de métaphysiques que Rorty rejette, ses visions positive sont avancées de façons très elliptiques et incomplètes. En particulier, il n’est pas clair en quoi consiste la notion d’accord des pairs culturels, en dehors de la métaphore d’un algorithme. Si je dis à ma femme « notre cuisine a besoin d’être repeinte », le seul pair culturel au courant de ce que notre cuisine a besoin d’être repeinte dans ce cas est ma femme (en supposant que je n’en discute avec personne d’autre). Dans un sens, mon pair culturel est d’accord : c’est-à-dire que tous mes pairs culturels sachant que j’ai émis ce jugement sont d’accord pour dire qu’il est vrai. Est-ce que cela signifie que ce jugement est vrai ? Prenons un cas plus extrême. Supposons que je vive seul et que je pense que ma cuisine a besoin d’être repeinte, et que je ne discute de la question avec personne. Dans ce cas tous mes pairs culturels au courant de mon jugement (c’est-à-dire moi) sont d’accords qu’il est vrai. Est-ce que cela signifie qu’il est vrai, d’après la théorie de Rorty ?

La plupart des lecteurs de Rorty pensent de lui qu’il dit qu’un jugement du discours normal est vrai seulement dans le cas où des pairs culturels seraient d’accord s’ils étaient présent, ou s’ils étaient informés des circonstances pertinentes. Mais le recours aux contrefactuels a été rejeté par Rorty lui-même, du moins dans un papier écrit après Philosophy and the Mirror of Nature. Selon Rorty, recourir à ce que d’autres diraient s’ils étaient présents, c’est recourir à des « observateurs fantômes ». J’ignore si cela représente un changement d’avis de la part de Rorty, ou s’il rejetait déjà l’interprétation contrefactuelle de sa formulation lorsqu’il écrivait Philosophy and the Mirror of Nature. Dans ce dernier cas, j’ignore complètement comment l’interpréter. Il semble probable que la séduction de la métaphore de l’algorithme ait conduit Rorty à supposer que la vérification d’une procédure est une chose qui conduirait à un résultat si elle était appliquée, en tant que fait objectif « computationel », indépendant de celui qui emploi l’algorithme. Dans ce cas, il empruntait inconsciemment l’image d’une philosophie diamétralement opposée à la sienne.

Puisque Rorty est difficile à interpréter, imaginons plus simplement un relativiste typique qui utilise réellement des contrefactuels inconsciemment, et qui soutient que ce qui est vrai dans une culture est déterminé par ce que les membres de cette culture diraient (s’ils tombaient sur un désaccord insolvable, alors ce relativiste dirait, comme Rorty, que la phrase en question n’appartient pas au « discours normal », ou bien il pourrait la voir comme n’ayant aucune valeur de vérité, ni même ou valeur de vérité relative). L’inconscience de soi avec laquelle un tel relativiste utilise les contrefactuels est précisément le problème. Si la vérité ou la fausseté de la proposition selon laquelle ma cuisine a besoin d’être repeinte dépend de ce que mes pairs culturels en diraient, alors qui détermine quoi ? Qu’est-ce qui détermine ce que mes pairs culturels _diraient_ ?

Les analyses contemporaines de contrefactuels suggèrent que deux choses le détermine : (1) quelles situations possibles (ou quels mondes possibles) sont plus proches du monde réel (ou, comme je préfère le dire, pertinente pour la proposition lorsque nous considérons la situation réelle dans laquelle elle est émise) ; et (2) qu’est-ce qui adviendrait dans de telles situations possibles. Pour un physicaliste, cette dernière ne pose pas de problèmes : si les situations possibles sont complètement décrites dans la langue de la physique, mettons par une « fonction d’état » au sens de la mécanique quantique, ou de n’importe quelle théorie qui succéderait à la mécanique quantique, ce qui advient dans cette situation (ou la probabilité qu’une chose donnée advienne dans cette situation) est déterminée par les lois de la physique fondamentale (Fodor dirait que ce qui advient est déterminé par les lois de la physique fondamentale et les lois des « sciences spéciales » pertinentes). Mais cette interprétation fait reposer la valeur de vérité d’un contrefactuel sur cette notion d’une chose comme étant une loi de la physique (ou une loi des sciences spéciales) — non une loi de la physique acceptée (ou respectivement des sciences spéciales acceptées) mais une loi de la vraie physique (science spéciale), quoi qu’elle soit — ce qui est difficile à accepter pour un relativiste. Même si la notion de vérité est elle-même interprétée relativement dans cette formulation, le relativiste a un problème : la valeur de vérité de la proposition selon laquelle ma cuisine a besoin d’être repeinte dépend (pour le relativiste) de la valeur de vérité de la proposition selon laquelle les gens (dans des situations hypothétiques variées) diraient que la peinture de ma cuisine est décolorée et décollée, ce qui à son tour dépend de quelles lois sont pertinentes (physiques, biologiques, psychologiques, etc…), ce qui à son tour dépend des lois que les gens trouveraient pertinentes.

Les relativistes pourraient évidemment dénier qu’ils requièrent une « sémantique » pour les contrefactuels. Ils pourraient juste affirmer que le contrefactuel est clair tel qu’il est, et que sa vérité ne demande nulle explication. Mais ici comme ailleurs, l’innocence métaphysique une fois perdue, est difficile à retrouver. Dès lors que l’on a vu la difficulté d’accorder de la vérité à un contrefactuel, il est difficile de voir pourquoi quelqu’un qui verrait la vérité d’une proposition non-contrefactuelle comme problématique, comme une notion à abandonner ou à modifier radicalement, verrait la vérité d’un contrefactuel comme non-problématique.

Supposons que notre relativiste typique la voit de cette façon. À ce stade, il ou elle fait face au paradoxe suivant. C’est un fait de notre culture présente qu’il n’y a nulle unanimité philosophique : nous n’acceptons pas tous la philosophie d’un seul, et nous ne sommes assurément pas tous relativistes. De plus, il est probable que cet état de chose persiste pour quelques temps. Rorty lui-même verrait probablement ce manque d’unanimité philosophique comme une qualité de notre culture, une qualité qu’il aimerait voir préservée. Mais si, au sens d’un fait empirique, la proposition « la majorité de mes pairs culturels ne sont pas d’accord que le relativisme est correct » est vraie, alors, et selon les propres critères de vérité du relativiste, le relativisme n’est pas vrai !

Cette inconsistance n’est pas une inconsistance logique, parce qu’elle dépend d’une prémisse empirique sur notre culture, mais cette prémisse empirique en est une que peu de personnes remettent en cause. Rorty lui-même dirait que sa vision de la vérité dans Philosophy and the Mirror of Nature n’était pas censée s’appliquer au discours herméneutique mais seulement au discours normal. De là les assertions de relativisme et d’anti-relativisme ne sont elles-mêmes pas vraies ou fausses au sens où les propositions du discours normal sont vraies ou fausses. Si je dit d’une phrase philosophique qu’elle est vraie, d’après Rorty, je lui « adresse seulement mes compliments ». Dit autrement, qualifier une chose de relativisme n’est pour Rorty pas l’annonce d’une découverte métaphysique mais un tour rhétorique : un tour dont le but est de nous faire changer nos manières, d’arrêter de parler de vérité ou de fausseté plutôt que de parler d’une sorte de vérité métaphysique. Le relativisme à la Rorty est rhétorique.

Relativisme et Solipsisme

Les relativistes typiques pensent, paradoxalement, avoir fait une sorte de découverte métaphysique. Qu’advient-il d’eux si le relativisme implique une contradiction (ou si une contradiction peut dériver d’un relativisme usant d’une logique qu’il ne remet pas en cause et d’un fait empirique non-controversé) ? La « déconstruction » passe du relativisme au nihilisme. Au lieu de nous offrir une formule supposée nous indiquer ce qu’est la vérité, les déconstructionnistes nous annoncent que la notion de vérité est incohérente, qu’elle fait partie d’une « métaphysique de la présence ». Alan Montefiore m’a rapporté qu’il a une fois entendu Derrida dire « Le concept de vérité est inconsistant, mais absolument indispensable ! » Mais que signifie dire d’un concept que l’on trouve indispensable dans la vie de tous les jours qu’il est « inconsistant » ? Certains usages du mot « vrai » peuvent être inconsistants (comme certains paradoxes sémantiques bien connus l’illustrent), mais qu’est-ce que cela signifie de dire de tous les usages du mot « vrai » qu’ils sont inconsistants (ou que tous ses usages « nous ramènent à » des notions suspectes telles que « présence », « full speech », etc…) ?

La seule évidence que les philosophes français proposent pour cette étonnante prétention que certains discours de vérité sont, sinon inconsistants, cessent du moins d’être satisfaisant métaphysiquement. (Selon Derrida, même la notion d’un signifiant — un mot avec un sens — « nous ramènent ou nous retiennent dans le cercle logocentrique ».) La chute d’un grand nombre d’alternatives philosophiques aux discours sur la vérité est une chose bien différente de la chute de la notion de vérité elle-même, tout comme la chute d’un grand nombre de discours philosophiques sur la certitude est une chose bien différente de la chute de la notion ordinaire de certitude, comme Wittgenstein essayait de nous l’indiquer dans ses derniers travaux. Lorsqu’un philosophe français veut savoir si le concept de vérité, ou le concept de signe, ou le concept de référence, est consistant ou non, il procède en cherchant chez Aristote, Platon, Nietzsche et Heidegger, plutôt qu’en cherchant comment les mots « vérité », « signe » et « réfère » sont utilisés. Mais cela en dit plus sur la philosophie française que sur la vérité, le signe ou la référence.

Ce qui est intéressant est qu’il existe une façon de rendre le relativisme consistant qui était autrefois plus ou moins populaire en philosophie, du moins sous des formes déguisées, et qui ne l’est plus du tout : le relativisme à la première personne. Si je suis un relativiste, et si je définis la vérité comme ce avec quoi je suis d’accord, ou ce avec quoi je serais d’accord si j’enquêtais plus longuement, alors, aussi longtemps que je continue à être en accord avec ma propre définition de la vérité, l’argument selon lequel ma position est face à un problème de point de vue, ou qu’elle est auto-réfutatrice, n’est pas immédiatement soulevé. Le relativisme à la première personne est véritablement introuvable sur la scène philosophique contemporaine, et il peut valoir le coût de se demander pourquoi.

L’une des raisons, superficielle mais importante, est l’attention générale, même si elle ne va parfois pas de pair avec la compréhension, accordée à l’argument du langage privé de Wittgenstein. L’argument du langage privé est assurément difficile à comprendre, mais une partie de son essor est incontestée ; ce que Wittgenstein dirait, s’il devait s’adresser à un relativiste du type déjà décrit, serait quelque chose du genre: « Vous parlez comme si le langage était votre invention, soumise à vos volontés à tout moment. Les jeux de langages que l’on joue ne sont altérable que dans une mesure très limitée. Ce sont des formations culturelles, avec une somme d’inerties considérable. Vérité et fausseté dans un jeu de langage lui sont internes, ce ne sont ni des choses inventées par vous, ni des choses qui vous font référence. » Un jeu de langage, Wittgenstein nous indique, « consiste dans les procédures récurrentes de ce jeu au cours du temps ». Les procédures en question existaient longtemps avant moi, et continueront d’exister longtemps après moi.

On peut alors dire que ça n’est pas un argument. (Je ne prétend pas ici, évidemment, avoir résumé l’argument du langage privé.) Le relativiste à la première personne dirait que même dans un langage naturel nous parlons parfois de choses comme si elles étaient non relatives et que nous découvrons plus tard être relatives. Nous ne disons ordinairement pas que deux événements sont simultanés ou non simultanés relativement à mon cadre ; pourtant, une fois connue la théorie de la relativité, nous savons que la simultanéité est en fait relative à un cadre, bien qu’il y ait de bonnes raisons de ne pas les prendre en compte dans des contextes ordinaires. De façon similaire, le relativiste en première personne pourrait prétendre avoir fait la découverte philosophique que la vérité, tout comme nous en parlons ordinairement dans le langage naturel, se réfère à une propriété relationnelle. Il est vrai que les propriétés relationnelles ne présupposent pas de l’existence propre du relativiste : quand vous parlez, la vérité est une vérité relative à vous ; quand John parle, la vérité est vérité relative à John ; quand Joan parle, la vérité est vérité relative à Joan ; etc …

La raison pour laquelle les gens n’accordent pas de crédit à cette vision, je crois, est qu’elle n’est pas convaincante en tant que description de la façon dont nous utilisons le mot « vrai ». Si j’entends quelqu’un dire que le palladium est une terre rare, je ne pense pas que l’assertion signifie que celui qui parle croirait que le palladium est une terre rare s’il ou elle enquêtait suffisamment (en quoi est-ce que cela me concerne, d’ailleurs ?). Je crois que celui ou celle qui parle fait une assertion qu’il faut vérifier — par nous ou un tiers — en étudiant le palladium. Il se pourrait évidemment qu’après avoir étudié le palladium pendant longtemps nous soyons toujours incapables d’affirmer si l’assertion était vraie. Mais le jeu de langage de classification des éléments de cette façon ne pourrait pas fonctionner du tout si dans tous les cas nous n’étions pas capables de parvenir à un accord sur ce qui rend une terre rare ou non.

Mary Warnock a dit un jour que Sartre nous a donné non pas des arguments ou des preuves mais « une description si claire et limpide que lorsque je pense à sa description et l’adapte à mon cas propre, je ne peux m’empêcher de voir son application ». Il me semble qu’il s’agit d’une très bonne description de ce que Wittgenstein faisait, pas seulement dans l’argument du langage privé, mais partout et dans toute son œuvre. Supposons que nous décrivions simplement la façon dont nous utilisons le mot « vrai » attentivement et avec précaution, supposons que nous en donnions sa « phénoménologie ». Nous verrons alors l’idée qu’il tient lieu de la propriété d’« être ce que je croirais si je continuais à enquêter » comme simplement fausse.

Je ne crois pas que l’argument du langage privé, aussi influent soit il, soit la seule raison du déclin du relativisme à la première personne. Le solipsisme n’a jamais été une position philosophique populaire, et le relativisme à la première personne ressemble dangereusement au solipsisme. En effet, il n’est pas clair qu’il soit en mesure d’éviter le solipsisme.

Considérez, par exemple, une proposition à propos d’un être humain qui n’est plus en vie, une proposition dont on n’est plus en position de déterminer la valeur de vérité, mettons, “César fût rasé le jour où il franchit le Rubicon”. Il fait partie de ce que Cavell appelait notre « reconnaissance »2 d’autres êtres humains de ce que nous pouvons traiter des propositions qu’ils sont capables de vérifier comme ayant tout autant le droit d’être appelées signifiantes et vraies (ou fausses) que les propositions que nous sommes nous-mêmes capables de vérifier. Si une proposition est telle qu’aucun être humain ne soit jamais, dans quelques circonstances concevables, en mesure de la vérifier, alors, en effet, nous commençons à nous demander — ou certains d’entre nous commencent à se demander — si la proposition a même une valeur de vérité ; mais la proposition que César fut rasé le jour où il franchit le Rubicon est une proposition qu’au moins un être humain, c’est-à-dire Jules César lui-même, était tout à fait en mesure de vérifier. Je ne doute donc pas plus qu’une telle proposition ait une valeur de vérité que la proposition que je me suis rasé ce matin en ait une. Pour un relativiste, cependant — et maintenant qu’il ne fait pas plus de différence que nous parlions d’un relativiste en première personne ou d’un relativiste culturel — il est tout à fait probable que la proposition à propos de Jules César n’ait aucune valeur de vérité. Il se pourrait bien, et en fait c’est probablement le cas, que toutes traces de ces événements ou non-événements aient été oblitérées depuis bien longtemps. Pire, la question de savoir s’ils ont ou non une valeur de vérité est seulement une question sur ce que le relativiste (dans le cas des relativistes à la première personne) ou la culture (dans les cas des relativistes culturels) en viendraient à croire, s’ils faisaient de leur mieux (par leurs propres lumières ou celles de la culture) pour enquêter sur la question. Jules César est une construction logique à partir des croyances réelles ou potentielles de personnes actuelles, sur une question de la sorte.

Pour en revenir au relativisme en première personne, ce qui est vrai de Jules César est vrai de personnes vivantes actuellement. Si vous et moi ne sommes pas le relativiste à la première personne en question, alors la vérité sur vous et sur les amis et l’épouse du relativiste en première personne est, pour lui ou elle, simplement fonction de ses propres dispositions à croire. Voilà pourquoi le relativisme ressemble à un solipsisme à peine masqué. Mais il est difficile de voir en quoi le relativisme culturel lui est supérieur à cet égard. Le solipsisme avec un « nous » est-il meilleur à un solipsisme avec un « je » ?

Matérialisme, Relativisme, Réalisme Métaphysique

Wittgenstein introduisit l’image du langage comme un système de jeux chevauchants. Mais il est parfois manqué que Wittgenstein souligne quelque part que la véracité ou la fausseté dans un jeu de langage n’est pas toujours déterminé par des règles. Je discuterai du passage en question plus tard ; disons seulement pour l’instant que le passage que nous étudierons avance également un autre point différent et moins souligné. Wittgenstein s’intéresse aux désaccords sur ce qu’il peut bien se passer dans l’âme d’un autre être humain (Est-il en train de simuler une émotion ? Est-elle tombée amoureuse ?). Parfois de tels désaccords peuvent être réglés à la satisfaction de tous. Mais Wittgenstein décrit un cas qui ne l’est pas, et où ce qui compte est l’« unwägbare Evidenz » (l’évidence impondérable).

Le phénomène du controversé, de ce qui ne peut être réglé à la satisfaction de tous ceux qui sont « linguistiquement compétents », est, cependant, ubiquitaire, et sa portée s’étend bien au delà du psychologique. Même les prétendus jugement factuels sont fréquemment controversés, du moins dans certaines régions de la culture — (pensons aux débats sur l’évolution entre les scientifiques et les fondamentalistes, ou à l’impossibilité de convaincre certains qu’il n’y a plus de prisonniers de guerre américains au Vietnam). Il fait partie de notre forme de vie, partie de la façon dont nous pensons et agissons et dont nous continuerons à penser et agir, que chacun de nous traite beaucoup de positions controversées comme ayant une valeur de vérité. Rorty dira bien sûr que de telles phrases ne ressortent pas du discours « normal », que de les appeler vraies n’est que leur « donner une tape dans le dos »; mais dès lors qu’il quittera son étude il dira des fondamentalistes opposés à l’évolution, ou de ces énergumènes d’extrême droite qui pensent qu’il reste des prisonniers de guerre au Vietnam, qu’ils sont idiots. Ce qu’il est juste de dire dans un contexte donné ne peut toujours être établi à la satisfaction de tous ; ça n’en est pas moins juste.

Pourtant la reconnaissance explicite que les jeux de langages sont des activités humaines dans lesquelles ce qu’il est juste ou faux n’est pas simplement conventionnel, n’est pas simplement déterminé par consensus, mais quelque chose qui requiert d’être évalué perturbe un grand nombre de sensibilités contemporaines. (Peut-être qu’elle était troublante pour Wittgenstein lui-même ; peut-être que c’est pour ça que dans les Investigations il n’y a qu’une seule référence isolée à ce fait si important. Plus tard je parlerai de quelques leçons non publiées de Wittgenstein, que d’autres avaient prises en note et publiées après sa mort, qui apportent un éclairage neuf sur sa pensée.) Mais la méfiance du normatif dans la philosophie actuelle est évidente par dessus tout dans les extrêmes jusqu’auxquels iront certains philosophes pour éviter d’admettre que la vérité — c’est-à-dire la véracité de ce qui est dit — est une notion normative.

Nous avons vu qu’et les matérialistes et les relativistes tirent parti du contrefactuel conditionnel lorsqu’ils tentent d’expliquer ce qu’est la vérité. À première vue, on ne s’attendrait pas à ce qu’aucune des deux sortes de philosophes soit particulièrement heureuse de cette façon de parler. Les questions de faits à propos de situations non-réelles s’adaptent aussi mal à la vision du matérialisme qu’aux préconceptions anti-métaphysiques du relativisme. Si, en dépit de ça, l’on trouve que les deux sortes de philosophes ont recours à cette machinerie, cela doit seulement être parce que le prix à payer pour l’éviter semble trop élevé. Les philosophes d’un genre plus traditionnel auraient tenté d’éviter le problème d’une façon différente encore. Pour eux, dire qu’une phrase est vraie n’est pas faire un jugement normatif du tout : c’est seulement dire que la phrase « est en accord » avec quelque chose (« les faits ») ou qu’elle « correspond » à quelque chose (« un état de chose »). Mais j’ai montré ailleurs, en utilisant nombre de théorèmes de la théorie contemporaine des modèles, que la notion de « correspondance » est totalement vide dans ce contexte. Il est possible, en fait, d’interpréter notre langage, au sens d’« interprétation » utilisé en théorie contemporaine des modèles, de façon telle que les phrases d’une théorie consistante « s’accordent avec la réalité » dans une correspondance appropriée. Même si les conditions de vérité pour toutes les phrases de notre langage sont fixées d’une manière ou d’une autre, il est encore possible de trouver une correspondance dans laquelle chaque phrase de notre langage retiennent ses conditions de vérités présentes (jusqu’à l’équivalence logique), même lorsque les références des mots individuels changent si radicalement que le mot « cerise » finisse par se référer aux chats et que le mot « tapis » finisse par se référer aux arbres. C’est en réponse à ce théorème que certains philosophes physicalistes ont suggéré que ce qui rend unique la référence d’un terme n’est pas un problème de correspondance théorique du modèle dans l’abstrait, mais spécifiquement de « connection causale » ou « d’attachement causal ». Dans le chapitre précédent j’ai examiné les formes les plus récentes de ces suggestions et vu à quel point elles se réduisent à peu de choses. Au delà de ça, comme je l’ai également souligné, ces philosophes ignorent la dépendance au langage de la notion ordinaire de causalité elle-même. Dans les faits, la notion ordinaire de causalité est une notion cognitive, et ces philosophes la traitent comme si elle était purement physique.

Ce que je suggérais ici était que la philosophie du langage est dans l’impasse parce qu’elle est déterminée à éliminer le normatif en faveur d’autre chose, aussi problématique que cette chose puisse être. En philosophie analytique, ce désir d’éliminer le normatif va souvent de pair avec l’idée que la science est « sans valeurs », et que la science et elle seule nous indique les choses « telles qu’elles sont réellement ». Dans le prochain chapitre, j’examine cette distinction science-éthique dans le récent et influent Ethics and the Limits of Philosophy de Bernard William.


  1. Hilary Putnam mobilise ici son célèbre concept de « value-neutral fact », dont il est difficile de trouver une traduction française adaptée. [return]
  2. Acknowlegdement dans le texte. [return]