Ceci est une « traduction » encore une fois assez souple de l’article de Goldenfeld et Woese paru en 2011 — l’un des derniers articles de Carl Woese.1 L’objet de l’article est de montrer que le phénomène vital ne peut être compris que comme émergent de phénomènes complexes et collectifs. Destiné à des physiciens — l’article paraît dans Annual Review of Condensed Matter Physics —, ils arguent que, tout comme les propriétés de la matière à l’état condensé ne sont pas réductibles aux propriétés des atomes qui la compose, le phénomène vital ne peut être réduit aux propriétés spécifiques de la matière sur laquelle il opère. Celle-ci acquiert des propriétés émergentes à l’état collectif.

(Le post ci-dessous est un mélange de résumé, de points de vue personnels et de traduction directe de l’article.)

Ils en viennent à prendre une métaphore dans le champ de la physique pour expliquer où en est la pensée réductionniste en biologie. Ils expliquent qu’on pourrait croire au premier abord que toute supraconductivité est explicable par l’activité chimique, mais Einstein d’abord, Feynman ensuite ont montré que la supraconductivité ne peut s’expliquer qu’en termes de théorie quantique. « On voit ici que le réductionnisme est une étape intuitive et naturelle dans la construction d’une théorie, et que ses modes d’échec, ses faiblesses pointent vers les ingrédients nécessaires à leur subsumation. »

« Nous voyons un phénomène comme compris essentiellement lorsque deux conditions sont réunies. Primo, les raisons pour l’existence même d’un phénomène sont connues, usuellement à partir d’une forme de symétrie ou de considérations topologiques. Secundo, nous disposons d’une façon de déterminer dans quelles circonstances un système particulier (atomique, moléculaire, nucléaire, etc…) représente une instantiation, une réalisation du phénomène. »

L’idée est donc assez claire qu’il est tout aussi limitant de réduire la vie à ses déterminants chimiques qu’il l’est de voir l’état condensé de la matière comme ayant trait, par principes, aux atomes.

De prime abord, la génétique des populations traite de paramètres phénoménologiques, tels que la taille efficace, la fitness, le taux de croissance, et les essais de modélisations d’aspects génériques des populations et de leurs gènes. Ça n’est en rien une théorie microscopique, en ce qu’il lui manque un niveau de description biochimique; mais c’est certainement une théorie efficace, qui présuppose une séparation d’échelle entre la dynamique des écosystèmes et la dynamique de la mutation génique. […] Nous pressentons que la biologie évolutive peut être libérée de l’hégémonie de la génétique des populations classique en accréditant l’idée que d’autres classes d’universalité peuvent exister et se manifester dans les conditions appropriées.

Cette perspective redéfinit ce que l’on attend de la compréhension biologique de deux façons différentes. Premièrement, l’existence même du phénomène de vie doit être compris. Deuxièmement, son instantiation sur Terre, par exemple, doit être comprise. On peut largement dire que la discipline biologique a négligé la première partie de la question, et, en tentant de comprendre la seconde, a confondu la compréhension de la réalisation avec la compréhension du phénomène. […] Bref, une vision unifiée restreint l’inutile multiplication d’hypothèses ad hoc, signe d’un manque de compréhension fondamentale (pensons aux épicycles !).

La seconde conséquence d’un manque de compréhension fondamentale est l’incapacité à reconnaître que la biologie est une manifestation de l’évolution plutôt que l’inverse.

[…] La majorité des biologistes voient probablement leur rôle primaire comme celui de déduire la myriade de réalisations spécifiques de la vie organique sur Terre — l’exercice réductionniste qui est notoirement accompli du point de vue de ses propres mesures d’évaluation. Cependant, l’existence du phénomène vital, s’il peut être compris en termes génériques, est sûrement un phénomène émergent, provenant d’une façon ou d’une autre d’inévitables conséquences de lois de physique statistique néguentropiques. Comment se fait-il que la matière s’auto-organise en hiérarchies capables de générer des boucles de rétro-actions connectées à de multiples niveaux d’organisation et capable d’évolutions ?

En 1949, Max Delbruck exprimait le sentiment que la biologie pourrait déployer des phénomènes au delà de la compréhension en termes de mécanique quantique :

Tout comme nous découvrons des attributs de l’atome, sa stabilité par exemple, qui ne sont pas réductibles à la mécanique, nous pourrions trouver des attributs des cellules vivantes qui ne sont pas réductibles à la physique atomique, mais dont l’apparance se tient dans une relation complémentaire avec la physique atomique.

Ils (ou plutôt il, parce que dans cette partie on se doute que c’est plutôt Woese que Goldenfeld qui parle…) mentionnent plus bas (p. 7) que les topoisomérases ont été d’abord proposées théoriquement, et découvertes ensuite, un peu à la façon de Dirac et de la masse négative.

(Je traduit ici l’ensemble du paragraphe sur la synthèse néo-darwinienne et ses défauts. C’est l’un des paragraphes les plus concis et les plus synthétique que j’ai pu trouver sur ce point.)

Le cadre conceptuel classique et largement accepté de la « Synthèse Moderne » ou néo-darwinisme qui est basée sur la fusion de la génétique avec les idées de Wallace et Darwin sur la « sélection naturelle » (ou « survie du plus apte » d’après la terminologie préférée par Wallace). Cette théorie et ses extensions, principalement celles dues à Kimura, rendent compte de processus génétiques simples, tels que la mutation ponctuelle et la recombinaison sexuelle, conduisant à des polymorphismes simples et aléatoires. Une caractéristique de ces théories classiques de l’évolution consiste en ce que leur dynamique des génomes est linéaire, par essence diffusive, que les tailles de populations des communautés sont typiquement suffisamment larges pour que le temps de fixation soit long. La conjonction de l’évolution et de la génétique opérée dans les années 1930-1940 présuppose que l’évolution procède par le mécanisme simple de mutations héréditaires et de survie du plus apte. Les organismes ont une descendance qui survie et se propage selon la qualité du génome irrémédiablement muté dont ils héritent de leurs parents (transfert vertical de gènes). Des traits nouveaux positifs envahissent la population parce que les individus qui les portent sont plus aptes à survivre et à transmettre que d’autres membres de la population. La diversité des niches physiques possibles dans l’environnement permettent la multiplication des espèces, qui ensuite interagissent et construisent de nouvelles niches. Ainsi, dans cette vision, l’évolution est essentiellement synonyme de génétique des populations. Les gènes sont les seules supposées varibles dynamiques qu’on peut tracer et associer à un gain de fitness qu’il est difficile de définir ou de mesurer précisément mais qui est quantifié par un paysage de fitness qui décrit comment la fitness de la population dépend du génotype. Les traits sont simplement associés aux gènes, les interactions entre gènes sont souvent ignorées, ou au mieux traitées par l’approche du paysage de fitness.

Un présupposé tacite de cette approche en est que la temporalité de l’évolution diffère de celle de l’écosystème. La question cruciale de l’échelle temporelle des processus évolutifs, même en acceptant d’emblée la perspective néo-darwinienne, reste épineuse; on peut dire que le cadre conceptuel de cette théorie est tellement mal quantifié qu’il est pratiquement impossible d’estimer précisément, réalistiquement et quantitativement les échelles de temps.

Les échelles de temps évolutives et écologiques peuvent être couplées lorsque la temporalité écologique devient très longue: Un exemple important en est fourni par l’appareil cellulaire de traduction. Le code génétique est [redondant.]

Le couplage entre la temporalité écologique et évolutive a également été proposé comme conduisant à un autre attribut générique de la biologie: la prévalence de la modularité. La modularité désigne l’indépendance relative d’un composant biologique ou d’un réseau — relative en ce que les connexions intra-modules sont plus importantes que les les connexions inter-modules. [Dans la plupart des simulations d’évolution in-silico, les modèles présupposent qu’il existe une forme de « sélection naturelle ».] Les réseaux évoluent par mutations, recombinaisons et d’autres opérateurs génériques, mais seuls ceux qui accomplissent une tâche définie sont « autorisés » à entrer dans la nouvelle génération. [Ils citent ensuite deux études qui ont couplé les temporalités évolutives et écologiques.] Ces résultats, bien qu’obtenus dans un modèle bien spécifique, soulignent néanmoins l’importance des interactions collectives et l’entre-jeu complexe entre les fluctuations environnementales et évolutives négligé par la Synthèse Moderne.

Un autre exemple de couplage entre l’évolution et l’écologie est fourni par l’enquête métagénomique des environnements marins. [Cette enquête décrit des populations des cyanobactéries Prochlorococcus et Synechococcus.] Les phages de ces organismes contiennent également des photosystèmes II, dont on suppose qu’ils maintiennent l’hôte dans un état fonctionnel de phage-factory, augmentant par là la production de phages pendant le processus lytique au cours duquel la cellule hôte est détruite. Le groupe de Chisholm a documenté la série de rétro-transfert des gènes du photosystème II entre les phages et leurs hôtes. Les gènes ont évolué et la séquence brouillée, brassée lorsqu’ils résidaient dans les phages. Ainsi, plutôt que d’accréditer la vision traditionnelle d’une relation de prédation entre les phages et les micro-organismes, ces découvertes suggèrent qu’il existe des interactions collectives entre eux par échange de gènes, avec la création d’un réservoir efficace global de diversité génétique qui influence profondément la dynamique de ces écosystèmes marins majeurs.

[Le paragraphe suivant est un exemple d’un cycle quasi-lysogénique d’un virus chez les eucaryotes, celui du virus de paralysie aiguë chez l’abeille.]

L’évolution et l’écologie ne sont pas seulement couplés dans le temps mais également dans l’espace. C’est Wallace qui le premier l’a souligné à propos de la spéciation. […] Il faut souligner que le transfert de gène horizontal subit également l’influence forte de la structure spatiale. Par exemple, il a été établi récemment que la fréquence de conjugaison entre bactéries dépend de la densité locale, proche de une par génération en biofilm serrés, et un ordre de grandeur plus petit en cultures planctoniques.2

La plupart des approches de formalisation mathématique de la dynamique évolutive partagent l’inconvénient de limiter l’évolution dans un espace fixe. […] De telles approchent de l’évolution manquent ce qui est selon nous un aspect central de l’évolution : C’est un processus qui s’étend continuellement dans l’espace où il opère par une dynamique essentiellement auto-référente. L’auto-référence devrait être une part intégrante d’une compréhension de l’évolution. [Suivent quelques phrases d’analogie avec la physique des états denses.] Les règles qui sous-tendent l’évolution temporelle du système sont encodées en abstractions, la plus évidente en étant le génome lui-même. Quand le système évolue dans le temps, le génome lui-même peut-être altéré; les règles du jeu sont elles-mêmes changées. D’un point de vue informatique, on pourrait dire que le monde physique peut être pensé comme modelé par deux composants distincts, le programme et les données. Mais dans le monde biologique, le programme est la donnée, et vice-versa. Par exemple, le génome encode l’information qui gouverne la réponse de l’organisme à son environnement physique ou biologique. Mais en même temps, l’environnement donne forme au génome, par des processus de transferts de gènes ou de sélection phénotypique. On est donc face à une situation où la dynamique doit être auto-référente: Les règles du jeu changent au cours de l’évolution du système, et la façon dont elles changent est fonction de l’état, donc de l’histoire du système. [Comment est-il possible alors que les systèmes biologiques s’affranchissent à ce point des règles ayant cours dans les systèmes physiques ?]

La réponse simple semble être que l’auto-référence surgit de l’émergence caractérisant les composants biologiques d’intérêt, et nous cherchons à décrire les phénomènes biologiques uniquement par ces mêmes composants. Finalement, si nous n’utilisions qu’un niveau de description purement atomistique par exemple, ces attributs auto-référentiels n’apparaîtraient pas. [Il y a là une analogie à faire avec l’étude des états condensés de la matière.]

[Suivent des paragraphes ayant trait aux états condensés de matière et à leurs propriétés propres, que la matière n’acquiert que dans cet état et qu’on ne peut déduire de la seule sérialité des parties.]

Que l’évolution soit un processus qui transcende sa réalisation signifie qu’il est capable d’agir depuis ses mécanismes propres. Cette non-linéarité du processus évolutif est parfois appelé évolvabilité. Elle a d’importantes ramifications génériques […], celle notamment d’être sélectionnée préférentiellement durant une période d’augmentation du taux de changements environnementaux.

[…]

Bien qu’il soit délicat de définir la complexité de façons utiles et précises, nous envisageons la complexité comme caractérisée par sa rupture de la causalité. De façon simplifiée, les systèmes complexes sont ceux pour lesquels les effets observés n’ont pas de causes définissables uniquement, du fait de la nature diverse de l’espace de phase et la multiplicité des chemins.

Les écosystèmes ne sont jamais statiques mais en changements perpétuels, et les réponses impliquent tous les niveaux jusqu’au génome, voir même plus bas (les virus prennent part intégrante à l’écosystème).

En 1971, Woese spéculait sur l’émergence de l’organisation génétique. [En bref, il avait proposé, pour expliquer la structure quaternaire des protéines, que l’évolution fonctionne par cycles dans lesquels les produits des gènes évolue jusqu’à un état dimérisé, suivi d’une duplication de gène. À partir de là, les deux copies du gène codent pour les deux sous-unités du dimère — il appelait ça un co-dimère —, évoluent séparément mais de façon complémentaire, dès lors que la fonction du co-dimère en tant qu’unité n’est pas fondamentalement modifiée. La conséquence théorique de ce postulat permettait d’expliquer le nombre important de protéines à l’état dimérique ou constitué d’un nombre pair de sous-unités. Les données accumulées depuis sont venues confirmer cette hypothèse. De plus, il apparaît désormais que l’ontogénie des protéines résume leur phylogénie, l’assemblage des protéines suit le développement évolutif de leur structure en sous-unités.]

[Suit un paragraphe de proposition d’un programme de recherche permettant d’échapper aux limitations inhérentes aux simulations informatiques. Elles ne sont pas capables de modéliser un système évoluant sous contraintes elles-mêmes évoluants sous d’autres contraintes qui peuvent émerger du système qu’elles contraignent en première instance. Il faudrait une sorte de hiérarchie à l’infinie de contraintes. Ils proposent alors une approche théorique qui ressemble d’assez près à celle des réseaux multi-couches utilisée désormais en écologie 3.

[Plus bas, ils mentionnent les applications de la théorie des jeux à la déterminaison d’états stables d’un système, en prenant l’exemple du dilemme du prisonnier. L’un des avantages de ces approches est qu’elles soulignent que les propriétés d’un individu dépendent du système collectif dans lequel il est pris.]

L’inconvénient de ces approches est qu’elles fonctionnent également sur un jeu de règles fixé. La matrice de coût/rétribution est donnée a priori et n’évolue pas avec le système lui-même.

Conclusion

Je crois qu’on a là un article des plus convaincants quant au problème du réductionnisme en biologie. Les travaux récents et anciens de Kalin Vetsigian, l’un des étudiants de Goldenfeld et Woese, qui s’est attelé à la modélisation des propriétés d’écosystèmes en couplant la dynamique évolutive et temporelle, tendent à confirmer la richesse du programme de recherche que Woese d’abord, Goldenfeld à sa suite, proposaient à la biologie.4

Références

1 1. Goldenfeld N, Woese C. 2011. Life is Physics: Evolution as a Collective Phenomenon Far From Equilibrium. Annual Review of Condensed Matter Physics 2:375–399.

2 (On peut le mettre en rapport avec le papier de Cowley et al, dans lequel ils montrent que les conditions dans lesquelles sont placés les Streptococcus influent sur la qualité et la quantité de transfert de gènes.) 2. Cowley LA, Petersen FC, Junges R, Jimenez MJD, Morrison DA, Hanage WP. 2018. Evolution via recombination: Cell-to-cell contact facilitates larger recombination events in Streptococcus pneumoniae. PLOS Genetics 14:e1007410.

3 3. Pilosof S, Porter MA, Pascual M, Kéfi S. 2017. The multilayer nature of ecological networks. Nature Ecology & Evolution 1:0101.

4 4. Kotil SE, Vetsigian K. 2018. Emergence of evolutionarily stable communities through eco-evolutionary tunnelling. Nature Ecology & Evolution 2:1644–1653.